Cette petite ligne invisible...

Ne sommes-nous pas tous des Impatients à divers degrés ? Je le crois. Pour
les avoir côtoyés à trois reprises lors d’événements organisés par Eric Mattson
(deux concerts et une exposition) j’ai souvent pensé être un des leurs quelque
part. Il y avait peut-être une infime différence entre nous, voile invisible,
départageant la fréquences de nos manies, tics, obsessions et autres patterns
répétitifs, voire compulsifs dans nos créations. Mais sur le fond, nous vivions en
terre commune, celle du vivant, avec ses vulnérabilité, fragilité, solitude, silence
et abandon; le monde sensible, l’émotion, l’affect, le trauma; la peur et
l’émerveillement, le plaisir et la tristesse; ou encore ce trac fou avant de monter
sur scène et la fierté d’avoir livré le meilleur de soi. Autant de facettes infinies du
prisme de l’être humain. Sans doute une certaine souffrance et l’impossibilité de
faire autrement dans l’instant présent marquaient une cadence mystérieuse
entre eux et moi.
Dans son roman L’homme sans qualités (1930-32), l’écrivain autrichien Robert
Musil fait dire au personnage d’Ulrich, mathématicien : «...ce qui distingue un
homme sain d’un aliéné, c’est précisément que l’homme sain a toutes les
maladies mentales, et que l’aliéné n’en a qu’une !» 1
Il ne m’appartient pas ici de dire qui est sain ou aliéné, ni la nature de ces
maladies. La phrase de Musil frappe l’imagination par la justesse d’une vérité :
nos amis les Impatients sont simplement différents. Cette différence, pour
quiconque l’a approchée, est un enseignement de vie et de liberté précieux.
J’ai rarement vu des êtres aussi concentrés, focus, sur ce qu’ils font. Lors des
deux concerts auxquels j’ai pu participer avec eux, chacun jouait d’un instrument
sur scène, devant le public, comme si c’était le concert de sa vie - ce devait l’être -, 
l’ultime témoignage d’un vivant parmi nous. Je me souviens m’être dit : nous
devrions tous rencontrer ne serait-ce qu’une fois ces êtres merveilleux. Ils
semblent n’avoir aucune censure, interdit, tabou, tricherie. S’ils doivent
improviser, ils le font vraiment, sans préparation. S’ils ne sentent rien à ce
moment précis, ils passeront leur tour. Ils ne feront pas semblant. Ils sont habités
d’un monde riche, complexe, tissé de fines observations. À leur contact j’ai eu
l’impression de rencontrer en première ligne l’intérieur d’un être. Comme si le
dehors se trouvait ailleurs, en veille. Ils m’ont souvent déstabilisé par leur
simplicité, le dire vrai, le bouger pur, l’expression audacieuse qui va directement
à l’essentiel. Encore aujourd’hui, je repense à eux et mes expériences en leur
compagnie avec émotion. La vie m’a fait ce cadeau inestimable de les rencontrer
pour partager nos créations.
Je suis heureux qu’un livre leur soit consacré, dédié, écrit par des spécialistes
de la santé mentale, de la psychologie et de leur mode de vie dans nos sociétés.
Chaque auteur apporte ses connaissances, son savoir, son expérience unique
avec les Impatients d’ici ou d’ailleurs. Nous avons beaucoup à apprendre de ces
continents d’humanité et de sensibilité. Peu de chose finalement différencie une
personne d’une autre. L’aventure terrestre tient tout juste au centre de ce peu,
immense. Chacun témoigne des univers secrets de ce peu, ce presque rien, si
cher au philosophe Vladimir Jankélévitch. Il disait : " il faut préserver le presque".
Les Impatients sont les coeurs battants du presque. Ils sont nos amis, nos
soeurs, nos frères; vigiles précieuses de mille dérives intérieures.
Ils sont nous à chaque instant.
Il faut les accompagner, les rencontrer, les écouter, les regarder, les lire, les
aimer.
    collection Points, Paris, 1982, traduction Philippe Jaccottet.
Montréal, 7 novembre 2018.
1 Robert Musil, L’homme sans qualités, tome 2, p. 400, Éditions du Seuil, 


Parce qu'elle

 Parce qu’elle connaît ces âmes qu’on dit sans coeur et ces cœurs qu’on dit sans âme, Lyzane Potvin peint depuis des années les êtres vivants qui la traversent. Elle les aime tous, peu importe leur règne : animal, végétal, minéral et autres. Qu’ils soient microscopiques ou véhéments.
Avec les cycles Mes éventrées (2019), Mes petites amours (2020) et Mes détonatrices (2022), son corps danse. Elle chorégraphie, entre la nuit et la couleur, des appels lancés à la joie, à la détresse et à l’exaltation. Ils magnifient son amour des formes et du mouvement. Matière et manière se regardent, s’invitent et s’évitent, se précisent pour rendre l’autre, tantôt illisible, tantôt inaudible. Elle crie des vocables peints, crache de la peau, captent les surgissements. À ses pieds, des pétales de feu, tombés sur le sol de sa nuit, soutiennent l’invention de signes nouveaux. Les mains s’agrippent au visage, ses doigts tissent de nouvelles architectures, liens, tensions et réseaux bâtissent. La nudité se déchire. L’effroi se fracasse. Mais la cache, le repaire ou le masque sont illusions ici. Les regards sur nous portés vont au-delà de ce qui est ou sera scruté. Touché, palpé, étiré, arraché, à plat ou surélevé, le corps entier tient bon dans les interstices d’un temps et de son espace. Où est-elle dans cet alphabet qui écrit l’encerclement d’un ventre éventé ? En nous. Dans notre mémoire, là où chaque souvenir est le scintillement d’un pigment de peau.
Alors, en posant notre regard sur ces toiles, à l’image du berger d’Arcadie effleurant du doigt l’énigmatique inscription, les autres sens seront aux aguets. Ils percevront, dans la vitesse de l’émission, les nouvelles allégories de l’aventure humaine.
Mes petites amours en sont. De maculées elles deviendront progressivement recouvertes de blanc, de matière opaque, cocon propice à une mue mystérieuse et magique, peut-être chrysalide. Elle s’effectuera en vingt-six toiles, autant de jours et de lettres pour cette métamorphose. Le corps livre sa parole secrète, à la fois vœu et aveu. Malgré ses différentes poses, le corps, parfois démembré, cambré, étiré, arqué, offre l’apaisement du clair dessein. À la pulsion presque indignée des Éventrées, la maturité, la force tranquille et le focus atteint, psalmodient un chant à la fois solo et polyphonique. La femme que l’on voit raconte une histoire, peut-être la nôtre ; que nous soyons humains, insectes ou étoiles. Un cri s’échappe, le front coiffe la douceur d’un visage, des yeux fermés sont bercés par la naissance prochaine. Le recouvrement de la matière est aussi le palpitement d’un écran qui sa enregistre sa propre présence.
Ce seront Mes détonatrices. Femme-oiseau, bec, plumes, vols et virevoltes, giclée de rouge et d’impacts, proie et prédatrice, les directions se croisent et se toisent. Ce sera une autre danse, celle des totems et leurs narrations mythiques. Cosmogonies entraperçues, assumées, transformées par cette nuit nouvelle attirée par sa gravité. Figure hantée par la vie, elle accouche du besoin de naître au soleil, pour embrasser les sucs de la joie et les éclats de l’amour pur.  
 
Rober Racine
Montréal, 2023.